29 juin 2020 – Suite à un déjeuner fort sympathique, Miss Konfidentielle a proposé une interview à Eric Morvan, Directeur Général de la Police Nationale (DGPN) du mois d’août 2017 au mois de février 2020. Charismatique, élégant, agréable, clair et concis, telles sont les premières qualités observées. C’est en s’entretenant plus avant que se dessine un homme d’analyse et plein d’humanité. Découvrons son bilan de DGPN, ses réponses aux questions relatives à l’actualité, et sa touche personnelle.
Bonjour Eric,
Comment vous sentez-vous depuis avoir quitté votre fonction de DGPN ?
Les circonstances ont été et demeurent un peu particulières.
J’ai quitté mes fonctions le 3 février 2020 alors que la crise du coronavirus se profilait sans que l’on en mesure alors la portée. Le confinement aura favorisé la réflexion. C’est aussi pendant cette période que j’ai perdu mon père, emporté par le COVID dans sa maison de retraite. Ma disponibilité retrouvée m’aura permis d’aider les miens à gérer les conséquences douloureuses de cette disparition précipitée.
Mon choix de quitter mes fonctions de DGPN et, au-delà, mon activité professionnelle, est une vraie décision. Je suis quelqu’un d’entier, peu adepte de la demi-mesure ou des atermoiements … J’ai définitivement tourné une page, me souvenant d’avoir été agacé, quand j’étais en activité, de voir des collègues qui avaient du mal à décrocher. On ne peut être et avoir été et, je vous l’assure, il y a une vie après Beauvau et 42 années de service public !
Cela ne m’empêche pas d’avoir mon propre regard sur ce qui se passe, averti – j’ai la faiblesse de le penser –, mais celui d’un spectateur désormais. Certainement pas celui d’un acteur.
Je fais toute confiance aux collègues en poste. Il est trop facile de commenter de l’extérieur, sans connaître tous les tenants et les aboutissants d’un événement, d’une situation ou d’un contexte. J’ai, à cet égard, une grande humilité et un jugement sévère à l’égard de ceux qui s’autorisent à gloser sur des bouts de certitude et des quarts de vérité.
Cela ne veut pas dire que mes convictions sur les forces et les faiblesses de la Police nationale ont disparu. Elles restent d’actualité. Mes analyses sont connues de ceux qui doivent prendre des décisions, par exemple dans le cadre du « Livre blanc » sur la sécurité. La crise sanitaire en a évidemment bouleversé le calendrier. Mais, bien avant mon départ, j’ai formulé avec ma talentueuse équipe – et avec conviction ! – quelques contributions étayées. A tout le moins, j’espère qu’elles pourront éclairer le débat dont je souhaite qu’il renforce la police, son unité, la force historique de ses spécialités qui en font encore une institution internationalement reconnue. « Encore … », mais les autres vont vite et le monde va vite ! Gouverner, c’est prévoir.
Je vous propose de revenir sur votre fonction de DGPN afin de mieux comprendre quelles étaient vos responsabilités.
Pas moins des deux tiers de mon temps étaient consacrés aux grandes et petites affaires de gestion des ressources humaines. La vie syndicale de la police est très active. Elle mobilise grandement le quotidien du DGPN, parfois plus que de raison et sans nuance. Dans la police nationale, l’encre des accords sociaux n’a jamais le temps de sécher … Dans la gendarmerie, cela ne fonctionne pas de la même manière, même si désormais des associations professionnelles sont possibles au sein des formations militaires. Et puis, il n’est pas faux de rappeler également que nos amis gendarmes, au nom d’une légitime parité, bénéficient des avancées obtenues dans le cadre du dialogue social policier. Le DGPN travaille donc aussi pour les gendarmes (sourire) !
Le DGPN, qu’il soit policier ou pas, est structurellement pris dans l’engrenage complexe de l’administration de la « maison » police. Mais c’est bien légitime : la police c’est près de 150.000 personnes (bien des ministères n’atteignent pas ce nombre et de loin !), un maillage territorial dense, un budget annuel conséquent de l’ordre de 10 milliards, même s’il y a des débats normaux sur le sujet, et… des défis numériques considérables. Et puis, les services de police, ce sont avant tout des femmes et des hommes. Le DGPN qui ne s’occuperait pas d’abord de cette force humaine ne serait pas vraiment à sa place. Et je pense que cela se verrait très vite.
Les directeurs centraux placés sous son autorité ont une responsabilité plus directement opérationnelle, chacun dans un univers spécialisé qui n’interdit évidemment pas les coopérations et les solidarités entre services : sécurité publique et renseignement territorial, ordre public, police aux frontières, police judicaire, interventions spécialisées, recrutement et formation, inspection générale. Ces spécialités sont l’ADN et la force de la police.
D’ailleurs, la gendarmerie a talentueusement développé, dans son histoire récente et selon son propre modèle, une culture des spécialités qui lui était auparavant étrangère et qui l’a considérablement renforcée et crédibilisée. Il est indispensable que la police nationale, avec les moyens du XXIème siècle, continue de les affirmer : c’est la condition absolue de l’excellence. Dans un monde ouvert, complexe et pressé, je ne crois définitivement pas au « couteau suisse » policier. Mes convictions sur le sujet sont connues, plus particulièrement encore pour la police judiciaire qui agit sous l’autorité des magistrats et dont l’organisation doit jalousement préserver la séparation des pouvoirs. Jouer au « Monopoly » avec cette direction, ce serait prendre le risque de voir un jour l’autorité judiciaire revendiquer non sans raison son rattachement direct à la place Vendôme. Ce modèle peut exister dans certains pays. Ce n’est pas celui dont je rêve pour la police française qui en serait considérablement affaiblie.
Ce sont ces projections, ces choix stratégiques majeurs qui doivent mobiliser la sphère politique, avec une vision à vingt ou trente ans. Pour l’opérationnel et pour le quotidien, il y a des policiers, des professionnels qui savent remarquablement faire leur métier et auxquels il faut faire confiance en leur laissant de vraies marges de manœuvres … et ce qui va avec : la responsabilité de leurs résultats et le contrôle exigeant de leur action.
Les exigences hystériques de la communication, immédiate et sensationnelle, brouillent de plus en plus les cartes, les responsables politiques étant observés, épiés, traqués à un point tel que, désormais responsables de tout jusqu’au moindre détail, ils sont condamnés à regarder davantage le doigt qui montre la lune, plutôt que l’astre lui-même. Cet écosystème détestable avilit la démocratie et son fonctionnement, survalorise le politique et déresponsabilise une administration authentiquement républicaine. Je crains que nous ne finissions collectivement par payer très cher un jour ce qu’il convient d’appeler une dérive, et qui n’est pas propre à l’univers du ministère de l’intérieur.
Avec recul, quels sont vos satisfactions et vos regrets du 28 août 2017 au 03 février 2020, période pendant laquelle vous étiez DGPN ?
Il m’est arrivé souvent d’être ému au premier sens du terme. Mon bureau était un entonnoir vers lequel confluaient tous les problèmes, les mauvaises nouvelles, les mauvaises surprises, des tombereaux de tracts pas toujours élégants … Dans ces moments-là, j’avais coutume de soupirer : « On n’est jamais déçu ! ». Il pouvait en effet arriver que le doute ou qu’une forme de désespérance fugace s’installe. Dans ces moments difficiles, aller à la rencontre des policières et des policiers sur le terrain, dans leurs services, dans leurs écoles, valait tous les anxiolytiques ! Je les remercie encore pour la force qu’ils m’ont alors donnée, sans doute sans le savoir, par leur engagement, leur enthousiasme, leur énergie, leur professionnalisme, leur générosité, par leur humour aussi qui faisait que la maison tenait debout. Ces échanges étaient un pur bonheur, loin des jeux de rôles, sans jamais cacher les difficultés – du boulot, de la vie – mais avec une foi dans la mission qui forçait mon admiration. Je leur voue une gratitude que je porte en moi pour toujours. Ils étaient ma colonne vertébrale.
J’ai eu de belles satisfactions, également, sur des chantiers difficiles ouverts avec les syndicats de policiers. Certains, très importants se poursuivent car ils traitent de sujets complexes et de longue haleine. Je pense à l’organisation du temps de travail, évidemment, tant le sujet est central pour l’équilibre de vie d’une femme ou d’un homme qui a choisi de servir dans la police et donc reste policier, même quand il quitte l’hôtel de police ou le cantonnement.
Lorsque l’on est mal dans sa vie personnelle, on est mal dans sa vie professionnelle. Et inversement. Tout faire pour créer durablement cet équilibre est la condition absolue pour retrouver la sérénité chez les policiers et se donner aussi les meilleures chances de faire baisser le nombre de suicides. Les policiers évoluent dans un univers dont beaucoup de citoyens de bonne ou mauvaise foi ont une conscience purement théorique, sans être confrontés eux-mêmes à la réalité physique de l’agressivité, de la provocation, de la violence sciemment dirigée contre eux. Elle est à chaque coin de rue, y compris lorsqu’ils rentrent chez eux, lorsque leur famille regagne le domicile, lorsque leurs enfants vont à l’école. De toute évidence, le grand public n’évalue pas à sa juste mesure l’énorme pression qui pèse sur eux. Il faut avoir un sacré mental pour vivre tout cela 24h/24, tout une carrière durant, et il peut arriver que le mental ne soit pas au rendez-vous chaque matin … Le policier est une femme ou un homme, pas un surhomme ni un robot. Mais pas non plus une cible ou un punching-ball.
Ce déséquilibre patent, qu’il faut clairement reconnaître, s’est accéléré ces dix dernières années par une logique statistique implacable : moins de policiers sur la voie publique et davantage de délinquance dans une société moins civique, plus rude, qui oublie souvent que le respect (du voisin, du flic, du pompier, du gardien, du prof …) est une des valeurs cardinales du « vivre ensemble ». Moins d’officiers de police judiciaire, et plus de procédures toujours plus complexes, c’est aussi une réalité douloureuse pour les services d’enquête, peut-être moins connue.
Une tension s’est ainsi installée, condamnant les policiers à courir d’urgence en urgence, de points chauds en points chauds, et donc à intervenir dans des contextes structurellement tendus, où l’on est rarement bienvenu. La politique de la « sécurité du quotidien » a opportunément voulu briser le cercle vicieux de l’escalade à laquelle on assiste depuis deux ou trois décennies, revenir aux vertus fondamentales du contact, de l’immersion dans les territoires, à la connaissance et donc à la REconnaissance mutuelle. Mais les pentes se dévalent plus vite qu’on ne les remonte, et le chemin du retour à la sérénité est encore très long et demandera de vigoureux efforts, et avant tout un véritable et sincère travail d’introspection collective des policiers eux-mêmes et de leurs syndicats. C’est indispensable. Les tensions actuelles ne pourront être résolues par des visions simplistes, balancées à longueur de tweets des deux côtés du filet, « policiers violents contre citoyens malmenés » ou « policiers légitimes contre racailles invétérées ». Rester à cette vision manichéenne de chacune des deux propositions est d’une stérilité coupable. La société doit s’interroger sur elle-même. Sa police aussi, j’insiste. Mais le monde politique également qui a fabriqué, depuis près de 50 ans, des marmites urbaines dont la police ne peut constituer simplement le couvercle duquel ne sortirait jamais aucun jet de vapeur !
Dans ce contexte, avoir fait avancer le dossier du temps de travail est en tous cas pour moi une satisfaction. Mais ce n’est que l’élément d’un puzzle !
L’affirmation de la nécessité d’une police plus communicante fait aussi partie de mes bonheurs professionnels. Jérôme BONET, puis Michel LAVAUD, les patrons du SICoP (Service d’information et de communication de la police) avec lesquels j’ai travaillé, m’ont été d’une aide irremplaçable ! Ils m’ont persuadé de deux choses et j’ai vite fait miennes leurs maximes : « Communiquer est une mission de police »… mais c’est aussi « Accepter de prendre des risques ». Avec ces deux pros, j’étais prêt à les prendre !
Mais là aussi, le chemin est encore long pour que l’on puisse avoir une police réellement communicante. Plusieurs conditions : que les politiques fassent confiance aux patrons de police, que les patrons montrent l’exemple, que les magistrats laissent parler les policiers dès lors qu’ils ne portent pas atteinte au secret des enquêtes, que les préfets sur le terrain acceptent de partager la communication de l’État … et que l’on continue à se professionnaliser dans ce domaine. A défaut, la voix de la police continuera à être portée contre son gré par les syndicats, ce qui est une absurdité qui n’appartient qu’à la France.
La nomination de Jérôme BONET à la tête de la police judiciaire, ou celle de Stéphanie CHERBONNIER à celle de l’OFAST (Office anti-stupéfiants) ont aussi fait partie de mes bonheurs intenses de DGPN.
Et puis, il y a eu évidemment ce que l’on a coutume d’appeler « les belles affaires », dans toutes les directions, depuis la traque de Rédoine Faïd, l’attitude remarquable des effectifs de sécurité publique à Strasbourg ou à Lyon lors des attaques terroristes de 2018 et 2019, les démembrements de filières d’immigration clandestine et la mise à l’ombre de quelques « salopards » exploitant sans vergogne la misère humaine absolue, les petits SMS du patron du RAID qui ne manquait pas de me tenir informé du déroulement fructueux des interventions délicates menées au profit de la DGSI ou de la PJ, dans une discrétion et une humilité exemplaires … Chapeau à tous !
Enfin, représenter une si belle maison sur la scène policière internationale, à Europol, Interpol, à l’ONU, chez nos voisins européens, avec le précieux soutien de la Direction de la coopération internationale, aura constitué aussi de grands moments de fierté. Non pour moi-même, cela n’a pas de sens et je suis heureusement préservé par mon éducation de toute dérive égotique, mais pour le pays que l’on représente.
Quant aux regrets je n’en ai pas. Ou j’en ai mille ! Donc je choisis de ne pas en avoir. Mes regrets seront les bonheurs de mon successeur !
Au regard de l’actualité, Miss Konfidentielle souhaite vous poser 3 questions : Quels messages souhaitez-vous faire passer auprès des citoyens ? Des policiers ? Quelle est votre perception des relations police-justice ?
Diable ! Je vous disais tout à l’heure que je n’étais plus acteur mais simple spectateur. Et me voilà invité à délivrer des messages (rire) ! Donc, pas de message, mais une absolue conviction que je voudrais partager avec les uns et les autres, citoyens et policiers : « la primauté des devoirs sur les droits ».
Mon père, dont j’évoquais tout à l’heure la mémoire, fonctionnaire de l’État lui-même, m’a légué en héritage ce principe de vie : « Avant d’exiger des autres tes droits, assure-toi que tu aies bien rempli tes devoirs vis-à-vis d’eux ». C’est une autre façon de se demander ce que l’on a fait pour son pays avant de s’interroger sur ce que le pays a fait pour soi. Un autre pilier du « vivre ensemble ». Et ça marche pour les citoyens comme pour les policiers. Ça marche pour tout le monde ! Dans un monde idéal, sans doute, je ne suis pas totalement naïf …
Deux réflexions sur la justice, puisque vous m’y invitez :
Je pense avoir eu avec l’autorité judiciaire une relation confiante et, pour ma part, un respect scrupuleux de ses prérogatives. J’ai eu la chance de rencontrer des magistrats de haut vol, des personnalités riches et denses pour lesquels j’ai la plus haute estime et un profond respect.
La justice prouve jour après jour, s’il en était besoin, sa rigueur et son impartialité. Qu’un élu insoumis crie au scandale d’une justice aux ordres quand un couple d’élus des Hauts-de-Seine se répand sur l’injuste acharnement dont il fait l’objet, tout cela devrait appeler les uns et les autres à plus de retenue sur leurs appréciations définitives. Mais, dans le « microcosme », la retenue et l’humilité ne sont pas des vertus également partagées. Et la mémoire est souvent courte.
La République n’a donc pas à rougir de sa justice, ou plutôt de ses magistrats dont elle a toutes les raisons d’être fière. Elle a, en revanche, à s’interroger sur les moyens qu’elle met à la disposition de cette grande Institution, jusqu’à l’administration pénitentiaire. Les comparaisons internationales ne sont pas, sur ce plan, en notre faveur, même si une indéniable prise de conscience s’est faite jour.
Je suis davantage circonspect sur la règle de Droit elle-même. J’évoque ici la complexité abyssale, chronophage et dispendieuse de la procédure pénale. Il faut évidemment se réjouir du fait que cette complexité, vécue douloureusement au quotidien par les enquêteurs (mais aussi par les magistrats eux-mêmes), soit l’expression d’un Droit plus protecteur des libertés individuelles. Qui pourrait le regretter ? Quel fou voudrait remettre en cause la présence de l’avocat dès le début de la garde à vue ? Certainement pas moi ! Mais nous n’avons pas encore trouvé l’équilibre raisonnable entre la rigidité du formalisme procédural et l’efficacité des investigations. Et, dans chaque enquête, il y a certes des auteurs ou présumés tels. Il y a surtout des victimes, qui souffrent et attendent des réponses.
J’ai la faiblesse de penser que cette complexité est et restera durablement structurelle, fruit de l’empilement de textes nationaux et européens relevant de cultures juridiques très différentes, antagoniques parfois. A mon avis, peut-être exagérément pessimiste, nous sommes condamnés à cette complexité, d’autant que certains corporatismes ne facilitent pas la survenue d’un « choc de simplification ». C’est donc par les outils que devra être traité le problème, la dématérialisation des procédures, leur gestion numérique, les échanges de données entre magistrats et services d’enquête, les apports de l’intelligence « artificielle » ou « augmentée », c’est comme on voudra. Ce train-là est sur les rails mais il va falloir avancer à marche forcée pour éviter que la désespérance ne s’installe durablement dans les services d’enquête.
L’été arrive … Avez-vous des projets ?
Bien sûr ! D’abord, reprendre la mer sur mon bateau … confiné à La Rochelle. Ces retrouvailles seront émouvantes.
Vous savez, Paul Guimard disait que « sur la mer, personne ne vous prend en tutelle. C’est le dernier espace au monde où vous êtes responsable ! ». C’est tellement vrai !
Mon temps retrouvé me permet de fréquenter à nouveau les classiques de la littérature. Maupassant et Balzac me tiennent compagnie en ce moment … C’est tellement mieux que Twitter et parfaitement compatible avec la voile, entre deux bords !