Miss Konfidentielle, inquiète des conséquences du confinement sur la santé et le comportement des français, a contacté Nicolas Prisse, Président de la Mission Interministérielle de la Lutte contre les Drogues Et les Conduites Addictives (MILDECA). Posé, à l’écoute, sincère et bienveillant, Nicolas Prisse est avant tout un médecin. Ce qui est très agréable et rassurant.
Bonjour Nicolas,
Pour les lecteurs non avertis, pouvez-vous préciser la mission de la MILDECA ainsi que vos fonctions ?
La MILDECA – Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives – est une institution, placée auprès du Premier ministre. Qu’il s’agisse de substances licites (tabac, alcool), de drogues ou de comportements sans produits (jeux vidéo, par exemple), nous coordonnons l’action des différents départements ministériels pour réduire les consommations ou les comportements et diminuer leurs conséquences, pour l’individu comme pour la société. Nous travaillons bien sûr également avec les territoires par l’intermédiaire des préfectures et des collectivités qui sont en prise directe avec la réalité des conduites addictives et leurs conséquences.
L’équipe de la MILDECA est composée d’une trentaine de personnes, avec des profils qui reflètent la diversité des leviers de l’action publique que nous mobilisons : professionnels de l’éducation, du monde du travail, des questions internationales, de la douane, de la police, de la gendarmerie et de la Justice, mais aussi de la santé publique et de la recherche. Pour nous aider, nous avons aussi une petite équipe de communication et quelques personnes pour gérer nos ressources financières et humaines.
Je suis moi-même médecin de santé publique et j’ai fait l’essentiel de ma carrière au ministère de la santé, après avoir découvert l’approche populationnelle et communautaire des questions de santé au Népal et au Tchad dans les années 90. J’ai été nommé il y a trois ans à la tête de la Mildeca et j’essaie, avec l’aide de cette belle équipe, diverse et riche, de mener une politique résolue et équilibrée pour combattre efficacement les conduites addictives. Ce qui revient, par exemple, à être au côté des ministères régaliens pour lutter contre les trafics de stupéfiants et faire respecter la loi, et, à l’autre bout du spectre, reconnaître aussi que ceux qui font usage de drogues ont besoin d’aide pour préserver leur santé et accéder aux soins. Nous travaillons particulièrement avec de nombreuses institutions, professionnels et associations pour renforcer la prévention, en priorité en direction des jeunes, dans le cadre familial, amical ou scolaire, afin de retarder l’âge des premières consommations et faire en sorte que les expérimentations, inévitables souvent à l’adolescence, ne dérapent pas vers la dépendance.
Nous nous basons autant que faire se peut sur des faits tangibles et des résultats de recherche. La question des conduites addictives est tellement chargée de représentations, d’opinions, d’idéologie et d’intérêts financiers (pour les substances licites comme illicites) que seule l’exigence scientifique nous permet de naviguer entre ces écueils. Il nous faut donc mesurer précisément les phénomènes et savoir ce qui marche vraiment pour mieux prévenir et mieux soigner mais aussi davantage faire respecter les interdits qui protègent.
Afin de comprendre notre action, il me semble utile de rappeler le cadre théorique commun à l’ensemble des pratiques addictives. Qu’il s’agisse, du tabac, de l’alcool, des drogues, des jeux vidéo ou de tout autre comportement, les risques liés à leur usage sont la résultante d’une interaction entre trois composantes. D’abord bien sûr les caractéristiques propres de chaque produit ou comportement et leur capacité à générer une dépendance ou des risques pour l’individu ou la société. Prenons l’exemple du tabac qui est un des produits les plus addictifs mais également l’un de ceux dont la consommation a les conséquences les plus importantes pour la santé humaine. Deuxième composante majeure : l’individu lui-même, avec ses forces et ses faiblesses, innées ou acquises au cours de l’enfance et tout au long de la vie. Nous ne sommes pas tous égaux devant le risque d’addiction de par nos caractéristiques génétiques mais également du fait des compétences que l’on peut acquérir pour résister ou trouver des ressources afin qu’un usage « simple » ne dérape pas vers un comportement qu’on ne maîtrise plus. Enfin troisième composante l’environnement, sociétal, familial, amical, scolaire ou professionnel, plus ou moins protecteur ou, à l’inverse, plus ou moins délétère.
Agir contre les conduites addictives, c’est agir sur ces trois composantes. On informe sur la dangerosité propre des produits, on essaie de renforcer les compétences dites « psychosociales » (l’estime de soi, l’esprit critique etc.) qui, en permettant d’être mieux avec soi-même et avec les autres, diminuent le risque d’usage de produits psychoactifs. Et bien sûr nous travaillons sur les environnements (école, travail, etc.) pour que ceux-ci protègent plus. Nous faisons aussi en sorte naturellement que les produits soient moins facilement accessibles.
Les principaux sujets qui vous préoccupent à la MILDECA, quels sont-ils ?
Mon objectif est clair : faire en sorte qu’en France moins de gens consomment tous ces produits qui ont comme caractéristiques de pouvoir conduire à une perte de maîtrise de leur usage ; c’est la définition même de l’addiction.
En tant que médecin de santé publique j’ai toujours appris à diriger mon action contre les problèmes qui sont les plus fréquents, les plus graves et pour lesquels nous avons des solutions à proposer.
Si l’on s’intéresse aux produits, on voit bien que la première addiction dont nous devons nous préoccuper reste le tabagisme avec ses 75 000 décès attribuables chaque année. Il reste le tueur en série historique, même si, depuis quelques années la politique en la matière est ambitieuse et a donné de premiers bons résultats mais qui restent encore fragiles. Deuxième priorité, l’alcool, responsable de 43 000 morts chaque année et à l’origine de nombreux drames, maladies et violences, au sein des foyers comme dans l’espace public. Il ne s’agit pas de diaboliser l’alcool mais de permettre de faire adopter par le plus grand nombre les repères de consommation à moindre risques (« pas plus de deux verres par jour et pas tous les jours »). Pour le tabac et l’alcool l’enjeu est sanitaire mais il va au-delà puisque qu’on estime que le coût social de la consommation de chacun de ces deux produits est de l’ordre de 120 milliards d’euros par an.
Dans le champ des drogues illicites, le niveau de consommation du cannabis me préoccupe particulièrement (900.000 consommateurs quotidiens). La concentration en THC des produits proposés est désormais très élevée. Les risques sont réels, chez les jeunes comme les adultes. Mais ils sont méconnus. L’image du cannabis est même très positive pour une bonne partie des adolescents. Le contexte international et les débats nationaux – fortement soumis à l’influence des industriels, dont ceux du tabac et de l’alcool qui ont investi cette filière – pèsent lourdement sur l’opinion et certains décideurs et contribuent à sa banalisation.
Si l’on regarde les choses sous un angle populationnel, la santé publique nous amène à concentrer nos efforts sur les populations les plus vulnérables du point de vue de l’âge, des caractéristiques éducatives, sociales ou autres. Les premiers qui doivent ainsi bénéficier de notre engagement sont les enfants et les jeunes. Pour une raison simple et scientifiquement indiscutable : la plupart des substances psychoactives ont un impact particulier sur des cerveaux en maturation. Alcool, cannabis et autres drogues peuvent induire des dégâts majeurs. Deux exemples pour être concret : l’exposition à l’alcool durant la grossesse, responsable du syndrome d’alcoolisation fœtale, constitue la deuxième cause de handicap mental non génétique de l’enfant. Quant au cannabis, il peut causer des troubles cognitifs importants en cas de consommation précoce et régulière. Même s’ils peuvent être en partie réversibles après arrêt de la consommation, les conséquences sur les parcours scolaires et sociaux sont en général constituées et irrattrapables.
Les évaluations des actions conduites afin de protéger nos enfants nous apprennent que les mises en garde sur des risques à moyen ou long terme, produit par produit, sont insuffisantes. Travailler comme je l’indiquais précédemment, sur le renforcement des compétences psycho-sociales ou sur la médiation scientifique pour mieux faire comprendre les mécanismes des drogues sont des stratégies qui sont aujourd’hui les plus efficaces.
En période de confinement, les priorités ont-elles changées ?
Les comportements demeurent et les produits restent les mêmes bien sûr. Et l’épidémie ne doit pas nous faire perdre de vue que dans les mois et années à venir la population souffrira toujours de pratiques addictives installées bien avant la crise sanitaire.
Mais dès le début de l’épidémie nous avons d’abord tenté de cerner en quoi certaines conduites addictives pouvaient entraîner un sur-risque de contracter l’infection. Nous avons ainsi mis en garde contre le fait, par exemple, de partager du matériel destiné à fumer du tabac ou du cannabis ou à utiliser des drogues qui pouvait favoriser la transmission du virus. Nous avons également alerté sur le risque que l’ébriété pouvait engendrer s’agissant du non respect des gestes de barrière et de la distanciation physique. Nous avons aussi rappelé le fait que toute inhalation de produit fragilise les poumons et peut favoriser la survenue de formes graves de l’infection.
Dans le même temps, nous avons essayé, sans aucune donnée tant le phénomène est inédit, d’imaginer les conséquences du confinement sur les consommations de tabac, d’alcool, de drogues ou sur l’usage des écrans. En reprenant le cadre théorique cité plus haut, nous voyons bien que la période bouleverse l’environnement et a un impact sur les individus. Typiquement, même s’il fallait prendre en compte la fermeture des débits de boissons à consommer sur place (bars, restaurants etc.), nous pouvions redouter une augmentation de la consommation d’alcool à domicile – et de ses conséquences telles que les violences intrafamiliales – dans une période marquée par le stress et un relatif isolement. Nous avons aussi sensibilisé au risque d’augmentation de la consommation de tabac au sein du foyer ou à celui de la rechute pour les ex-fumeurs. La question des usages numériques a également été immédiatement un sujet de préoccupation. Ils ont nécessairement explosé mais nos écrans nous ont aidé à vivre, à travailler, à nous distraire, nous cultiver, nous éduquer et à rester en lien avec nos proches. La question qui est devant nous est la suivante : cette surconsommation d’écrans va-t-elle diminuer après le confinement ? Dans quelles proportions ? Certains auront-ils du mal à reprendre des activités déconnectées ?
Nous avons bien entendu avec nos partenaires, le Ministère des solidarités et de la santé, Santé publique France et l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies mis en place les systèmes de recueil de données permettant de mesurer les variations que nous suspections. Des premières données sont venues aussi avec les chiffres des ventes d’alcool dans les commerces, qui n’ont pas augmenté dans les proportions redoutées. Mais il faut rester extrêmement prudent sur les constats que l’on peut avancer aujourd’hui et encore plus sur les conséquences durables. Les problèmes se seront accentués pour certains. Je suis préoccupé en particulier pour la consommation de tabac et l’exposition au tabagisme passif qui pourraient avoir augmenté du fait du stress, de l’ennui, de l’absence d’interdiction de fumer au domicile alors que l’on est davantage contraint au travail. D’autres auront peut-être trouvé des motivations pour réduire leurs consommations, voire les arrêter. Mais nous assisterons très probablement à un renforcement des différences entre groupes sociaux et des inégalités. Autrement dit ce seront, sur ce sujet comme sur bien d’autres, les personnes les plus vulnérables du point de vue économique, social, éducatif ou familial qui paieront le plus lourd tribut ; ce sont elles dont les consommations auront sans doute le plus dérapées et qui se seront enfoncées dans les addictions.
Et d’ores et déjà, ce qui est malheureusement acquis c’est le constat d’une augmentation des violences intrafamiliales, avec comme cofacteur déclenchant la consommation d’alcool.
Parmi les autres actions, aux côtés du Ministère de la santé et des professionnels, nous nous sommes mobilisés pour que la prise en charge des patients ayant des addictions avérées continue d’être assurée, avec un formidable essor de la téléconsultation et une mobilisation qu’il faut saluer des professionnels du secteur de l’addictologie. Santé publique France a également maintenu ses dispositifs d’aide à distance (alcool info service, tabac info service, etc.). Un suivi particulier des personnes dépendantes en très grande difficulté sociale, comme à Paris avec les usagers de crack du nord-est de la ville, a également été mis en place.
Enfin, nous alertons sur les conséquences des retrouvailles et des fêtes à la fin du confinement. Ce besoin légitime de reprendre vie et de célébrer, s’accompagnera nécessairement de consommations d’alcool et de drogues. Parfois brutales et excessives, elles pourraient faire de sérieux dégâts.
Que vous apprend la période que nous vivons ?
Cette crise doit d’abord nous conduire à davantage d’humilité et de modestie. Elle doit nous pousser à reconnaître que nos connaissances sont souvent imparfaites et que nous évoluons dans des environnements d’une grande complexité. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire ou décider, bien au contraire, mais il faut en parallèle accepter l’incertitude. La crise interroge alors sur la manière dont la communication et l’information s’organisent aujourd’hui dans notre société. Nous sommes devenus dépendants et nous participons d’un système où beaucoup s’expriment sur tout en quelques mots, deviennent experts de n’importe quel sujet sans rien connaître ou si peu, et où la nuance et le doute sont considérées comme des faiblesses. Pour quelques minutes d’une notoriété éphémère, certains ne mesurent pas les conséquences de leur prise de parole radicales, poussés par des médias et des réseaux avides de propos qui détonnent.
Le deuxième enseignement que je tirerais, c’est que malgré la sidération initiale, nos dirigeants, les professionnels et la société ont fait preuve d’une formidable capacité de réaction et d’adaptation. La crise aura permis à beaucoup de trouver de nouvelles ressources ou motivations et elle aura vu naître de nouvelles formes de solidarités. Elle aura été un formidable catalyseur d’innovation. Des sujets qui avaient peine à trouver une forme de concrétisation ont été accélérés durant cette période. J’en veux pour preuve tous les systèmes de télédiagnostic, de téléconsultation ou suivi à distance des personnes qui sont devenus en quelques semaines la norme dans un certain nombre de domaines.
Il y aura aussi des impacts positifs sur l’environnement et la biodiversité. Nous avons pu les observer de nos fenêtres, dans nos jardins, ou par des témoignages qui nous parvenaient. Faisons-en sorte qu’elles ne soient pas trop éphémères.
Mais, comme beaucoup, je redoute les conséquences en terme de morbidité et mortalité indirectes de ces quelques mois et de ceux qui sont encore devant nous. Le ralentissement économique, les difficultés sociales et les problèmes éducatifs vont probablement, en dehors du Covid-19, générer des problèmes de santé, des addictions, des troubles psychiques ou des maladies psychiatriques, et des difficultés durables dans l’accès aux soins qui vont pénaliser nombre d’entre nous, en particulier les plus fragiles. Quelles que soient les crises (économiques, sanitaires, humanitaires), ou les conflits, les conséquences à moyen terme sont toujours plus importantes pour ceux qui cumulent déjà des vulnérabilités.
Au regard de vos responsabilités, prenez-vous du temps pour vous ?
Oui bien sûr. J’adore mon métier mais je suis plutôt bien organisé et j’aime profiter de la vie, de ma famille et des plaisirs que procurent une expo, un bouquin, une série, des amis, du sport.
Ma passion reste avant tout la mer. La contempler, naviguer, nager.
Je terminerais en citant Aristote « Le doute est le commencement de la sagesse ».
Il me semble important de reconnaître individuellement et collectivement que l’on doute. Dans la réalité, c’est le cas d’une grande majorité d’entre nous. Mais ce qui est frappant c’est qu’au lieu de le reconnaître simplement et d’assumer l’incertitude, beaucoup, pour conjurer le doute en quelque sorte, adoptent une attitude paradoxale qui conduit à asséner des certitudes de manière péremptoire, voire violente. Ce qui est bien à l’opposé du commencement de la sagesse, non ?